Vers un marché unique numérique accessible : une analyse critique du European Accessibility Act
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La conviction qu'il doit exister un accès sans barrières et équitable à Internet et au numérique est au cœur de l'historicité d'Internet. Cependant, ce principe fondamental reste manifestement inachevé. Des millions de personnes se trouvent systématiquement exclues du numérique, non pas en raison de limitations inhérentes, mais plutôt parce que ces espaces n'ont pas intégré les principes de conception universelle dès leur création.
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- Comment une personne non-voyante peut-elle naviguer dans les applications numériques lorsque les technologies de lecture d'écran ne peuvent pas interpréter les composants d'interface mal structurés ?
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Il ne s'agit pas d'abstractions théoriques, mais d'obstacles quotidiens rencontrés par une grande partie de la population dans ses interactions numériques.
Cette question devient de plus en plus urgente à mesure que la sphère numérique croît. L'accès à cet espace n'est pas seulement une question de praticité, mais un élément essentiel de la vie quotidienne. Du commerce électronique à la déclaration d'impôts en passant par les soins de santé, le numérique est omniprésent.
C'est sur la base de cette double constatation : l'omniprésence de l'exclusion numérique et la numérisation croissante de l'économie, que l'Union Européenne a adopté en 2019 la directive (UE) 2019/882, appelé aussi le European Accessibility Act (EAA). Cette législation vise à améliorer l'accessibilité d'une gamme complète de produits et de services dans les pays de l'UE, tentant ainsi de concilier la promesse fondatrice de l'Internet, à savoir l'accès universel, avec le statu quo discriminatoire.
La loi européenne sur l'accessibilité : contexte, cadre et champ d'application #
L'EAA n'est pas la première législation relative à l'accessibilité. En 2016, la directive sur l'accessibilité du web (directive (UE) 2016/2102) avait déjà introduit des obligations pour les acteurs du secteur public, notamment en matière de transparence, de formation et d'amélioration de l'accessibilité.
Cependant, l'accessibilité numérique se trouve aujourd'hui à un tournant avec l'introduction de l'EAA. La loi introduit des obligations pour un nombre très large de produits et de services, tant pour les acteurs privés que publics. De plus, alors que la loi n'exigeait jusqu'à présent que la transparence, l'EAA impose désormais une conformité stricte et totale.
À ce stade de notre analyse, il convient déjà de souligner l'importance du cadre discursif dans lequel s'inscrit l'EAA. L'« esprit de la loi » (plutôt qu'une approche strictement textuelle) fait de l'accessibilité une barrière non tarifaire qui entrave le véritable potentiel du marché unique de l'UE. Les normes d'accessibilité divergentes entre les États membres sont principalement conçues comme des obstacles à la libre circulation des biens et des services. C'est ce cadre visant à protéger le marché de l’influence du politique, qui prévaut ici.
Le handicap n'est pas une question sociale, mais une question de consommateur. Ce cadre axé sur le marché présente à la fois avantages et limites.
D'une part, la conformité est facilitée par des critères bien définis à l'échelle de l'UE qui créent une sécurité réglementaire pour les acteurs économiques.
D'autre part, l'inclusion reste limitée aux activités liées au marché, ce qui conduit à négliger l'inclusion sociale globale au-delà du contexte purement économique.
Un champ d'application large mais restreint
La directive couvre de nombreux produits et services (voir article 2). Cependant, ce qui est frappant, c'est qu'elle ne s'applique pas seulement à des objets isolés, mais à des chaînes d'approvisionnement entières. Lorsque la directive exige l'accessibilité, elle va au-delà du produit principal pour englober tous les éléments qui soutiennent sa fonction (y compris les produits connexes, les instructions, l'emballage et le service après-vente).
Les produits couverts par l'EAA sont :
- les systèmes informatiques grand public à usage général et les systèmes d'exploitation pour ces systèmes,
- une large gamme de terminaux en libre-service,
- les équipements terminaux grand public dotés de capacités informatiques interactives utilisés pour les services de communication électronique et les services de médias audiovisuels,
- ainsi que les liseuses électroniques (nous épargnerons aux lecteurs une immersion plus poussée dans cette poésie bureaucratique).
En outre, la directive précise également que seuls les produits mis sur le marché après le 28 juin 2025 sont concernés. Les produits commercialisés avant cette date ne doivent pas être rappelés, mais les fabricants doivent déjà adapter leurs chaînes de production afin de garantir que les nouveaux produits répondent aux exigences d'accessibilité.
En ce qui concerne les services, la situation est un peu plus floue. La liste des services couverts est bien définie et comprend :
- les services de communication électronique,
- les services donnant accès à des services de médias audiovisuels,
- certains éléments liés aux services de transport,
- les services bancaires aux particuliers,
- les livres électroniques
- et les services de commerce électronique.
Cependant, le calendrier suscite des incertitudes, car la loi précise uniquement que les services fournis après le 28 juin sont couverts. Cette exigence s'étend-elle aux offres de services déjà existantes qui se poursuivent après cette date ou s'applique-t-elle uniquement aux nouveaux services ? Cette ambiguïté reste sans réponse et nécessitera des éclaircissements de la part des autorités administratives nationales.
Le cadre de mise en œuvre de l'EAA #
Même si l'objectif de l'EAA est relativement clair, son cadre de mise en œuvre tarde à se concrétiser. Ce régime d'obligations peut être compris par la distinction juridique traditionnelle entre des obligations de premier ordre (ou substantielles) et d’autres, de second ordre (ou procédurales).
Obligations substantielles
La directive fixe les exigences d'accessibilité auxquelles les produits et services doivent satisfaire. Ces exigences sont énoncées à l'annexe I de la directive.
Cependant, elles ne constituent pas vraiment des lignes directrices applicables (elles sont souvent vagues ou trop générales). Par conséquent, le texte prévoit également l'utilisation de normes européennes harmonisées. Le respect de ces normes suffit à démontrer la conformité avec la législation européenne.
Ces normes harmonisées offrent des avantages considérables. Outre le fait qu'elles fournissent des lignes directrices claires, elles réduisent considérablement le risque de non-conformité. Les autorités réglementaires ne peuvent pas contester la conformité sur la base de ces normes, alors qu'elles pourraient contester les efforts individuels (intrinsèquement semi-subjectifs) visant à se conformer directement aux exigences de la directive.
La conformité aux normes harmonisées devient ainsi la seule voie pratique pour se conformer à la loi (et, pour les régulateurs, le seul mécanisme fiable pour en garantir la mise en œuvre). Cependant, il est important de noter que les normes harmonisées couvrant l'EAA font toujours défaut. Jusqu'à présent, l'accessibilité du web était garantie par la norme EN 301 549 (fichier PDF). Celle-ci n'a pas encore été mise à jour. En outre, de nouvelles normes doivent être adoptées pour les produits physiques et le service après-vente couverts par l'EAA.
Aucune mise à jour n'est prévue avant mars 2026, ce qui crée un vide juridique de 9 mois entre la date de mise en œuvre obligatoire du 28 juin 2025 et la disponibilité des normes de conformité définitives. Ce vide réglementaire place les organisations dans une position intenable : elles sont légalement tenues de se conformer à des normes qui n'existent pas encore.
Obligations procédurales
L'EAA répartit également les responsabilités en matière de conformité entre les différents acteurs, répartis en quatre catégories : les fabricants, les importateurs et les distributeurs pour les produits, ainsi que les prestataires de services pour les services. Le tableau présent ci-dessous décrit ces obligations.

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Ce tableau présente les différentes obligations d'accessibilité applicables selon le type d'acteur économique. Le tableau est structuré avec les types d'obligations en lignes et les quatre catégories d'acteurs économiques en colonnes : Producteur, Importateur, Distributeur et Fournisseur de services.
La conformité aux exigences d'accessibilité est obligatoire pour les producteurs et les fournisseurs de services.
La procédure d'évaluation de la conformité et la documentation technique sont pleinement requises pour les producteurs, tandis que les importateurs et distributeurs ont des obligations allégées dans ce domaine.
La déclaration d'accessibilité est uniquement exigée des fournisseurs de services.
Les mesures correctives en cas de non-conformité sont obligatoires pour tous les acteurs économiques.
Le registre de non-conformité doit être conservé pendant 5 ans par les producteurs et les importateurs, tandis que les fournisseurs de services doivent le maintenir tant que leur service est en opération.
La coopération avec les autorités compétentes et les procédures de conformité à long terme sont exigées de tous les acteurs économiques.
Enfin, seuls les fournisseurs de services sont tenus de mettre en place des mécanismes de retour d'information.
Une transposition homogène #
Les directives sont des outils essentiels du droit européen, mais elles doivent être transposées dans les ordres juridiques nationaux, un processus appelé « transposition ». Les directives n'imposent aux États membres que des exigences minimales, mais ne les empêchent pas de mettre en œuvre des mesures plus strictes.
Dans le cas de l'EAA, le processus de transposition a été relativement homogène, conformément à l'esprit d'harmonisation de la directive. Le tableau ci-dessous illustre la manière dont les différents États membres ont intégré les exigences de l'EAA dans leurs cadres juridiques nationaux, en soulignant à la fois la cohérence des dispositions fondamentales et les variations mineures dans les délais de mise en œuvre et les mécanismes d'application.

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Ce tableau présente la comparaison de la transposition de la directive d'accessibilité européenne (EAA) dans différents pays. Le tableau est organisé en six colonnes qui détaillent respectivement les pays, leur statut de transposition, les obligations applicables, les autorités de contrôle, les sanctions maximales encourues et les spécificités nationales.
La France a transposé l'EAA avec une interprétation extensive par la DGCCRF et prévoit des sanctions allant jusqu'à 75 000 € pour les pénalités et 300 000 € pour les astreintes. Les autorités de contrôle sont de façon générale l'Arcom, la DGCCRF et l'ARCEP. Pour le secteur bancaire, c'est la Banque de France, l'AMF, et l'ACPR.
Le Luxembourg a également transposé l'EAA. Les recours devant l'OSAPS sont possibles par tous. Des sanctions pouvant atteindre 15 000 € administratives et 1 000 000 € pénales sont prévues. C'est l'OSAPS qui se charge du contrôle.
La Belgique n'a réalisé qu'une transposition partielle de l'EAA sans spécificités particulières, avec l'IBPT comme autorité générale et des sanctions administratives de 200 000 €. Pour les services bancaires et de commerce électronique, c'est l'Inspection économique qui surveille le marché. Des sanctions administratives de 8 000 € et pénales de 16 000 € sont prévues.
La Slovaquie a transposé l'EAA avec des limites temporelles spécifiques et des sanctions administratives de 30 000 € de façon générale et sont imposées par l'Inspection slovaque du commerce. Pour les télécommunications en revanche, c'est Teleoff qui s'occupe de mettre des sanctions atteignant 3 000 €.
La Pologne a transposé l'EAA en incluant des obligations relatives au droit des consommateurs avec un système de contrôle sui generis, c'est-à-dire un système unique en son genre, et des sanctions pouvant atteindre 80 000 zlotys.
L'Espagne a transposé l'EAA sans spécificités particulières, avec diverses autorités sectorielles et un régime de sanctions très variant selon les secteurs.
La Moldavie n'étant pas encore membre de l'Union européenne et simplement pays candidat n'a pas encore transposé l'EAA, un travail législatif est en cours, sans autorités désignées ni sanctions prévues.
La Roumanie a transposé l’EAA sans spécificités particulières. Diverses autorités sectorielles existent avec des sanctions pouvant atteindre 3 000 €.
Conclusion #
L'European Accessibility Act marque une avancée considérable vers l'inclusion numérique, en étendant les exigences d'accessibilité à un vaste ensemble de produits et services tout au long de leur cycle de vie.
Cependant, l'EAA souffre de contradictions fondamentales. Son cadre, axé sur le marché, réduit l'accessibilité à un droit des consommateurs plutôt qu'à un impératif social. Plus problématique encore est le fossé entre la législation et sa mise en œuvre : les opérateurs économiques sont confrontés à des obligations de conformité sans disposer des normes harmonisées nécessaires pour les respecter.
Loin d'être parfait, l'EAA représente néanmoins un effort collectif pour former une Union Européenne plus inclusive. Son impact dépendra en fin de compte non pas d'un langage ambitieux, mais d'une application rigoureuse et de la capacité des acteurs économiques à adopter l'accessibilité comme un principe de conception fondamental plutôt que comme une charge réglementaire.